
Le tour du malheur se déroule pendant la première guerre mondiale et le début des années 1920, en France. Richard Dalleau, un jeune homme impatient de vivre est le personnage central du livre. Outre La fontaine Médicis et L’affaire Bernan, le roman comporte deux autres volumes: Les lauriers roses et L’homme de plâtre. Joseph Kessel fait partie de ces auteurs qui également hommes d’action ont eu une vie bien remplie, audacieuse, aventureuse : engagé volontaire dans l’armée française pendant la première guerre mondiale, dans les Forces aériennes françaises libres pendant la deuxième guerre mondiale, journaliste, grand reporter, romancier, élu à l’Académie française…Le tour du malheur est considéré comme une des ses œuvres majeures. Dans l’avant-propos, Kessel révèle que le roman longuement muri « …devait être une nécessité intérieure, ma forme de vérité ». On comprend qu’il y livre des choses très personnelles et de fait, Richard Dalleau, le personnage principal semble proche de lui par bien des points.
Je dois avouer que c’est le premier roman de Joseph Kessel que je lis. Je n’avais pas eu de curiosité auparavant pour son œuvre.
Richard Dalleau, est un jeune homme plein d’appétit de vivre, d’énergie et d’ambition. Il vit dans une famille unie et aimante. Daniel, son frère cadet l’admire sans réserve. Son père, médecin de famille soigne des gens de condition modeste. Sa mère, s’occupe du foyer et veille sur la santé de son mari. Les deux, sont des personnes désintéressées et passionnées de savoir. Leur attachement aux valeurs simples qu’ils mettent en œuvre au quotidien et la solidité de leur foyer suffisent à donner un sens à leur existence. Richard malgré l’amour qu’il porte à ses parents, ne veut pas se contenter de cette vie simple et intègre. Il veut le succès, l’argent, une belle vie brillante.
A l’université, il se lie d’amitié avec Etienne Bernan, un jeune homme sensible et talentueux, amoureux des livres. Il est le fils de Jean Bernan, directeur de cabinet du ministre de l’intérieur. En approchant la famille d’Etienne, Richard découvre que dans ce milieu, les personnes mettent toute leur intelligence et leur subtilité, au seul service de leurs ambitions personnelles, pour se maintenir au sommet de la pyramide sociale. Etienne rejette radicalement son père, sa mère et leur monde. Il est séduit par les discours nihilistes de personnages de Dostoïevski.
Richard et Etienne, ces deux jeunes hommes, décident de s’engager pour combattre dans l’armée française. Leur engagement n’a pas le même sens. Acte romantique et généreux pour Richard, qui se veut héroïque et utile à son pays ; acte désespéré de révolte contre ses parents, pour Etienne, pacifiste convaincu.
Joseph Kessel décrit les liens très forts qui se nouent entre les soldats face à l’horreur de la guerre. Il montre aussi leur rébellion contre les ordres stupides et insensés de certains officiers au risque d’être exécutés pour mutinerie.
Au retour de la guerre, Richard choisit d’être avocat. Il devient le défenseur d’Etienne dans un procès très médiatique. Richard doit définir une stratégie de défense, pour obtenir l’acquittement d’Etienne, mais aussi, les deux étant inextricablement liés, pour lancer sa carrière d’avocat, en cas de succès. Et sera-t-il prêt à utiliser des arguments de défense contraires à l’éthique de son métier et aux valeurs inculquées par ses parents? Car c’est là, le grand thème du roman et sa colonne vertébrale. Est-il possible d’obtenir le succès, l’argent, l’influence, sans perdre un peu de son intégrité ? Kessel revient longuement sur ce dilemme, sans hypocrisie, sans fard, tout le long du roman.
Voici une illustration: lors du réveillon de fin d’année du 31 décembre 1921, en pleine préparation du procès, Richard déclare à son père :
– L’heure vient. C’est « mon année » qui approche…Je l’aurai à tout prix.
– Pourquoi dis-tu « à tout prix », Richard? demanda le docteur. Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Tu es un animal moral et tu n’y peux rien.
– Je suis né pour vivre ma vie dit Richard. Pages 557-558
En répondant à son père « Je suis né pour vivre ma vie », Richard affirme sa volonté de faire sa place dans le monde, quel qu’en soit le prix.
Or, il se trouve que selon les travaux récents d’un chercheur en psychologie cognitive et d’un neurobiologiste, ce besoin irrépressible d’acquérir un statut social s’expliquerait par la structure profonde de notre cerveau. L’insatiable soif de croissance de l’humanité serait la conséquence de nos structures cérébrales. https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/06/13/crise-environnementale-notre-materiau-neuronal-nous-fait-repousser-l-idee-de-s-autolimiter_6130158_1650684.html
Cela paraît loin du roman. Mais non!
Par delà, Kessel, peint le tableau d’une certaine société parisienne qui s’abîme dans les excès, plaisirs, trafics, drogues, jeux, paris,… Des jeunes filles sont entretenues par des hommes…Les personnages avancent dans leur vie d’adulte et tous ne sont pas pareillement armés pour le combat de la vie. Une sorte d’inquiétude lourde, sourd dans le roman qui contraste avec l’enthousiasme et l’énergie du jeune Richard. Kessel exhibe sous nos yeux un monde qu’il a peut-être croisé ou connu au cours de sa vie pleine et aventureuse.