Une amie m’a prêté Mensonges sur le divan un roman d’Irvin Yalom traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude. Irvin Yalom, né en 1931 à Washington, est professeur émérite de psychiatrie à l’université de Stanford, psychothérapeute et auteur de nombreux essais et romans.
Je me suis rappelée que j’avais déjà lu un de ses romans, Le problème Spinoza. J’y avais découvert Baruch Spinoza, le philosophe, qui au 17ème siècle, avait eu l’extraordinaire liberté d’affirmer que la religion de ses parents, celle dans laquelle il était né, n’était pas supérieure aux autres religions et n’était pas la seule « vraie » religion.
Mensonges sur le divan met en scène deux psychanalystes, Ernest Lash et Marshal Streider. Marshal est le superviseur d’Ernest. Ce dernier, au fur et à mesure qu’il avance dans sa pratique professionnelle, est amené à remettre en cause la doctrine orthodoxe de la psychanalyse. Il estime que le thérapeute ne doit pas se concentrer sur le transfert à savoir « les sentiments irrationnels que le patient éprouve pour son psy »1, « relation iréelle et déformée »2 mais sur « le lien réel et authentique« 3 qui l’unit à ses patients (je dois avouer que je suis très ignorante en matière de psychanalyse et que j’ai toujours eu du mal à comprendre ce qu’est ce fameux transfert et son rôle thérapeutique).
Ernest veut remettre en cause « la neutralité analytique », qu’il qualifie d’inauthentique et de « roublarde ». Il se donne comme règle thérapeutique fondamentale, de donner à chaque patient, une pleine attention. Il considère que la sincérité absolue du thérapeute avec son patient est une clé du succès de la thérapie. Ainsi, l’honnêteté de la démarche thérapeutique et le respect parfois délicat des règles de déontologie sont au coeur de Mensonges sur le divan.
J’ai bien aimé ces discussions et interrogations fouillées sur ce que doit être la pratique d’un psychothérapeute et son éthique. Mais attention, le roman (qui est parfois un peu bavard), ne se réduit pas à un débat doctrinal, loin de là, en fait, il est très drôle. En effet, nos deux psychothérapeutes, Ernest et Marshal, vont être amenés à s’occuper de patients qui se sont adressés à eux avec des intentions cachées et peu avouables qui n’ont absolument rien à voir avec leur souffrance psychique… Et oui, la parole d’un patient n’est pas forcément sincère…
Car le mensonge et la manipulation sont les moteurs du roman qui s’apparente parfois à une grosse farce qui n’épargne pas l’image de la psychanalyse et des psychanalystes. Mais au final, la psychanalyse s’en sortira bien et son image sera sauve!
Indian Creek est un récit de Pete Fromm publié en 1993 aux Etats-Unis, en 2006 en France, traduit de l’américain par Denis Lagae-Devoldère.
Jeune étudiant en biologie animale à l’université du Montana, dans la ville de Missoula, Pete Fromm s’ennuie. Il partage sa chambre avec Jeff Rader, un étudiant qui aime chasser et lui fait découvrir tous les récits de trappeur de la bibliothèque ; et dans le Montana, ils sont nombreux! Ces récits d’une vie sauvage dans la nature l’exaltent et le font rêver d’autant qu’enfant avec ses parents, il faisait du camping en été et de longues randonnées qu’il adorait.
Un jour par hasard, il apprend que le département Fish and Game (organisme de réglementation de la chasse et de la pêche) de l’Etat de l’Idaho cherche quelqu’un pour surveiller des œufs de saumon, dans le cadre d’un programme de l’Université de Missoula pour la reproduction des saumons. La personne recrutée devra vivre seule sous une tente (avec un poêle à bois), au bord de la rivière Indian Creek, dans un parc naturel des Montagnes Rocheuses, d’octobre à juin. Et, dans ce coin des Rocheuses, en hiver, il fait froid! La tête pleine de récits de trappeurs, il accepte sans réfléchir.
Pete Fromm raconte avec beaucoup de drôlerie comment les gardes forestiers de Fisch and Game découvrent son inexpérience lorsqu’ils l’installent à Indian Creek et montent ensemble sa tente: « Lorsqu’ils [les gardes] découvrirent que je n’avais jamais utilisé de tronçonneuse, ils détournèrent carrément le regard. Le patron me tendit un tiers-point en me disant que je finirai par être un bon affuteur. Il ne me donna aucune précision. Je crois qu’ils essayaient de ne pas s’attacher à moi, comme des soldats aguerris avec une jeune recrue qui, de toute façon, ne leur survivra pas. » Page 36.
Son travail consiste à briser une fois par jour, un peu de la glace du bassin aménagé dans la rivière où les œufs de saumon ont été déposés (pour qu’ils ne gèlent pas et soient toujours dans une eau vive). Aussi, Pete a toutes ses journées pour mener la vie d’aventure qui l’a tant fasciné durant ses lectures! Il apprend à couper le bois et à le stocker en quantité suffisante pour se chauffer sous sa tente, pendant tout l’hiver. Il apprend à chasser pour se nourrir et à déposer des pièges; à dépouiller les animaux de leur fourrure! S’il est la plupart du temps seul et isolé, il rencontre parfois des guides et des chasseurs avec lesquels il sympathise et qui lui proposent de les accompagner pour chasser. Il apprend rapidement auprès d’eux, les gestes et les comportements indispensables pour s’adapter à cet environnement hostile où la température atteint parfois -40°C la nuit. Ils passent de bons moments de convivialité ensemble, partageant la nourriture, l’alcool, les anecdotes. Pourtant, il est presque soulagé lorsqu’ils se séparent, de retrouver sa solitude, le silence de la neige, la beauté inspirante de la nature et de la faune, sa vie active pour subvenir à ses besoins quotidiens.
Tout le long du récit, Pete oscille constamment entre deux humeurs opposées. Des fois, il ne comprend pas comment il a pu être assez inconscient pour accepter cet isolement radical et même dangereux (le téléphone le plus proche est à plusieurs kilomètres de sa tente) et veut revenir à Missoula. D’autres fois, il ressent intensément la plénitude des moments passés en harmonie avec la nature envoûtante et sa faune sauvage, dans le froid le plus extrême. Pete Fromm trouve les mots pour partager son éblouissement avec le lecteur:
« Il faisaittoujours nuit noire à Magruder lorsque je me réveillais. J’allais à la porte pour juger du temps. Le ciel était si proche que les étoiles semblaient à portée de main. Mais, je ne levai pas le bras. On aurait dit que les étoiles étaient l’essence même du froid, qu’elles pouvaient vider la moindre trace de chaleur de toute chose vivante ». Page 115.
« Le lynx et le cerf étaient tombés ensemble de la falaise. Le cerf était mort sur le coup et le lynx était gravement blessé. Il était de toute évidence paralysé depuis le milieu de la colonne vertébrale. Je l’observais s’avancer vers l’arbre en rampant là où il savait que son dos serait à l’abri pour un dernier baroud d’honneur.[…] Le lynx m’entendit approcher et me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Puis il se retourna, prêt à m’affronter. Il soufflait comme un chat, en plus fort et menaçant. Il lança un coup de patte foudroyant, toutes griffes dehors. Puis il se mit à avancer vers moi, les yeux jaunes et brillants, deux petites fentes remplies d’hostilité. Même mortellement blessé, il cherchait à m’attaquer moi qui le dominait de toute ma taille et faisait cinq fois son poids.[…] Jamais je n’avais vu une telle colère et une telle détermination ». Pages 195-196.
Finalement, quand le printemps arrive et avec lui, les randonneurs, Pete décide de quitter Indian Creek qu’il ne reconnait plus (trop de monde), non sans s’être préalablement assuré que Fish and Game lui ait trouvé un remplaçant pour les quelques semaines restant. Il retrouve avec force effusion ses amis et sa famille! Il a eu le temps avant de partir de voir les minuscules alevins éclos des œufs de saumon et de commencer à les libérer du bassin pour qu’ils remontent la rivière et entament leur périple vers la mer.
Après un retour un peu laborieux à la vie normale et à l’université, il réalise que pour obtenir son diplôme en biologie animale, il doit s’inscrire à un enseignement supplémentaire. Il choisit de suivre un atelier d’écriture. Il y écrit un texte inspiré de son hiver à Indian Creek. Impressionné, son professeur lui dit qu’il pourrait en faire son métier. Devenu ranger, il continue à écrire, y prend du plaisir et finit par trouver un éditeur. Vous connaissez la suite!
A la fin du livre, Pete confie qu’en écrivant et en donnant de la cohérence à son récit, il a revécu son aventure à Indian Creek avec une acuité accrue et a pris conscience, pour la première fois, de la rareté de ces moments qui avaient durablement influencé sa vie.
On apprend plein de choses en feuilletant l’Histoire mondiale de la France, l’ouvrage collectif réalisé sous la direction de Pierre Boucheron dont je vous ai déjà parlé. Et toute cette connaissance donne de la profondeur à la compréhension des évènements contemporains. Je vais partager la lecture de deux articles de l’ouvrage, « 1789 La Révolution globale » d’Annie Jourdan et« 1790 Déclarer la paix au monde » de Sophie Wahnich. Ils ont pour sujet la Révolution française et le bouillonnement des idéaux de liberté et de fraternité qui conquiert alors la France et les pays européens.
1789 La révolution globaleun article d’Annie Jourdan, pages 395-398
La Révolution française inspire les patriotes de l’Europe entière, en quête de liberté et d’égalité.
Au commencement, il y a la lutte pour l’indépendance des treize colonies d’Amérique du Nord (1776-1783) de la Grande-Bretagne. L’impact de l’évènement en Europe est immense. Force est de constater que la révolution française a une origine transnationale. Elle l’est d’autant plus que les jeunes nobles français qui se sont battus en Amérique aux côtés de Washington en sont revenus, la tête pleine d’idéaux : Constitution écrite, droits naturels, démocratie… Ensuite, l’aura de la révolution américaine décroît en Europe au profit de celle de la révolution française dont les effets bouleversent une population bien plus importante et de manière plus radicale : 26 millions d’habitants en France contre 2,5 millions en Amérique qui ne connaissaient ni féodalité, ni hérédité.
Pareillement, la révolution française influence les peuples européens qui souffrent de leur gouvernement. Des révolutionnaires de ces pays, par exemple des Pays-Bas autrichiens (la Belgique actuelle) souhaitent que la France entre en guerre pour libérer leur pays du joug de la monarchie et y apporter les idéaux de liberté et d’égalité. L’Assemblée constituante sait résister à ces appels bellicistes et déclare la paix au monde, le 22 mai 1790. Mais elle ne peut résister à la tentation de réunir au territoire national des enclaves étrangères en Alsace et dans le Comtat Venaissin. Pourtant, la Révolution française avait semblé annoncé autre chose : le respect du droit des peuples à leur souveraineté.
De 1790 à 1793, la République française prend l’habitude d’arrondir ses frontières sous prétexte que les peuples impliqués souhaitent devenir français, afin d’accéder à la liberté. En avril 1793, à l’initiative de Danton qui pense que la France doit faire attraction sur les peuples par son seul exemple, la Convention affirme ne plus vouloir s’immiscer dans le gouvernement des puissances étrangères. Elle arrête la politique d’émancipation des peuples opprimés qui proclamait fraternité et secours à tous les peuples qui voulaient recouvrer leur liberté.
Mais en 1794, la politique émancipatrice reprend le dessus et les législateurs persistent à l’envisager comme un soutien aux peuples et non comme une simple volonté de conquête. Il est vrai que des patriotes étrangers réfugiés à Paris influent sur cette politique extérieure. Un véritable dialogue s’est engagé entre les révolutions du continent européen. Et la République française est autant un modèle qu’un contre-modèle que les patriotes étrangers cherchent plus à perfectionner qu’à imiter.
Mais dès les débuts, la « républicanisation » du continent était condamnée par les grandes puissances et la politique napoléonienne lui porte le coup de grâce en transformant en royaume, les jeunes républiques, abandonnant l’héritage républicain.
L’article d’Annie Jourdan met un coup de projecteur sur la « globalisation » des idées à cette époque et plus largement sur la force des idées. Les idées mènent le monde. J’adore le concept « d’émancipation des peuples opprimés » dont on ne sait pas s’il est l’expression d’une fraternité désintéressée des révolutionnaires français avec les autres peuples ou une simple et brutale volonté de conquête et de puissance. Certainement les deux…
1790 Déclarer la Paix au monde un article de de Sophie Wahnich, pages 399-403
En déclarant la paix au monde le 22 mai 1790, les constituants affirment que seule la guerre de défense est légitime. Désormais, le peuple français refuse tout rapport de domination à l’égard d’un autre peuple, tout rapport de conquête. Le 14 juillet 1790, trente-six étrangers du « Comité des étrangers de toutes les nations » sollicitent de participer à la fête de la Fédération, au nom du genre humain. La Fédération nationale devient l’affirmation de l’hospitalité quasi inconditionnelle des français à l’égard des étrangers, car « un peuple libre ne connait d’ennemis que ceux des droits de l’homme ». La fraternité, entendez l’alliance des peuples libres est supposée « assurer l’ordre dans le monde ».
Mais en 1793, en raison de l’hostilité de la coalition contre-révolutionnaire et du sentiment que l’hospitalité et l’amitié française ont été trahies, la République française suspend l’hospitalité inconditionnelle. Les ressortissants qui n’appartiennent pas à un peuple libre et allié ne sont plus dignes de confiance, à moins d’être avoués par deux « bons citoyens ».
Commence alors à s’exprimer une volonté constante de distinguer entre les bons étrangers et les mauvais « soudoyés par les rois ». La condition d’être avoué par deux citoyens patriotes, pour être admis à l’hospitalité, déplace une hospitalité publique inconditionnelle et portée par la protection juridique, vers une hospitalité publique conditionnelle, portée par la vertu des patriotes.
On peut dire que cette méfiance envers l’étranger, qui doit toujours faire ses preuves, perdure encore…
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Pour conclure, les auteures montrent que les idéaux de paix et de fraternité universelle de la Révolution française se sont heurtés à la réalité des inévitables luttes de pouvoir. Mais si l’on compare la situation de la France d’aujourd’hui à celle de la France au début du 18ème siècle, force est de constater la formidable avancée des idées généreuses et utopiques des lumières et de la Révolution française: liberté, égalité, respect des droits, lutte contre les discriminations… Que de progrès réalisés!
Malheureusement, aucun progrès n’est en vue s’agissant de la guerre… Volonté de puissance, ambition territoriale, nationalisme, idéologie, la guerre est toujours omniprésente et les arguments pour la présenter comme la seule solution possible ne trouvent pas de contradiction. D’ailleurs, le pacifisme, la non violence sont des mots rarement utilisés dans le débat public, un peu incongrus, voire négatifs, qui n’intéressent pas grand monde.
L’Histoire mondiale de la France (2017) est un ouvrage collectif rédigé sous la direction de Patrick Boucheron et la coordination de Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin et Pierre Singaravélou. Patrick Boucheron, agrégé d’histoire, professeur au Collège de France, chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale 13e-16esiècles », est un historien engagé qui revendique « …une conception pluraliste de l’histoire contre le rétrécissement identitaire qui domine aujourd’hui le débat public ».
Son propos est d’écrire « l’histoire d’une France qui s’explique avec le monde » ou bien encore « l’analyse d’un espace donné [la France] dans toute son ampleur géographique et sa profondeur historique ».
L’ouvrage compte 146 courts articles de 4 à 5 pages, écrits par 122 auteurs, sur une période qui court de 34 000 ans avant J-C jusqu’à 2015. Chaque article raconte un épisode de l’histoire de France. Son titre est toujours précédé de l’année de la survenance de l’évènement. Patrick Boucheron a demandé aux auteurs de ne pas s’embarrasser des explications et références qui alourdissent les ouvrages des universitaires et d’écrire un article vif et séduisant. Pour ma part, un peu de références ne m’auraient pas déplu car elles peuvent aider le lecteur un peu novice à mieux comprendre ces évènements dont il n’est pas familier.
Parmi les 146 articles, j’en distinguerai deux :
52 avant J-C Alésia ou le sens de la défaite de Yann Potin,
1270 Saint-Louis nait à Carthage de Florian Mazel.
Pourquoi ces deux-là ? Parce qu’ils illustrent comment le « roman national » français a été construit par les historiens du 19e siècle, pour forger le sentiment d’appartenance des jeunes écoliers français, à leur nation. Et, bien-sûr, ils illustrent puisque c’est l’objet de l’Histoire mondiale de la France, les liens de notre pays, avec le vaste monde environnant.
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Yann Potin explique que Vercingétorix a été sorti de l’oubli, la seconde moitié du 19e siècle, par des historiens et par l’empereur Napoléon III. En fait, la seule source écrite sur la bataille d’Alésia est le récit qu’en a fait Jules César, le vainqueur, dans LaGuerre des Gaules. Napoléon III, passionné d’histoire, a écrit une Histoire de Jules César. Ily déclare : « Ainsi tout en honorant la mémoire de Vercingétorix, il ne nous est pas permis de déplorer sa défaite [….]; n’oublions pas que c’est au triomphe des armées romaines qu’est due notre civilisation, institutions, mœurs, langage tout nous vient de la conquête ». Ce raisonnement explique peut-être l’ambigüe exaltation de la défaite de Vercingétorix à Alésia, enseignée à chaque écolier français.
Les civilisations grecques et romaines étaient les modèles parfaits des savants du 19e siècle. Les chefs d’œuvre de ces civilisations sont exposés au Musée du Louvre alors que les antiquités nationales sont reléguées au Musée de Saint-Germain-en-Laye.
En fait, ces dernières décennies, les progrès de l’archéologie ont permis aux historiens de réviser leur jugement sur les gaulois. Ils ont montré que les gaulois n’étaient pas les barbares chevelus et sympathiques que l’on croyait mais des hommes en voie de romanisation en raison des nombreux échanges commerciaux ou diplomatiques existant entre les deux peuples.
Si Napoléon III a surtout voulu voir en la bataille d’Alésia, une heureuse défaite, les historiens de la 3e République feront de Vercingétorix, un héros national, exaltant le sentiment patriotique des français, après la défaite de 1870 contre l’Allemagne. J’ignore comment est actuellement enseignée cette période de l’histoire dans les écoles primaires. J’imagine que les manuels proposent une histoire moins manichéenne et insistent sur l’importance et l’ancienneté des liens déjà créés entre gaulois et romains.
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Saint Louis partit deux fois en croisade. Sa première croisade dura plus de six ans de 1248 à 1254 et il y fut fait prisonnier, pendant un mois. Il mourut de maladie pendant la seconde croisade à Carthage en 1270, deux mois après avoir débarqué en Afrique. Fabien Mazel écrit : « Les deux croisades de Saint Louis sont un laboratoire où la confrontation politique et culturelle mêle au désir irrépressible de conversion un échange bien réel avec les musulmans par la captivité et la négociation ». Et Fabien Mazel avance que malgré lui, sans doute, Saint Louis s’est un peu orientalisé. Selon Geoffroy de Beaulieu, confesseur du roi, Saint Louis a fondé une bibliothèque dans la Sainte-Chapelle, à l’imitation de celle du sultan du Caire qu’il avait vue lors de sa captivité. Saint Louis a également cherché à nouer une alliance auprès du Khan mongol, aux confins de la Chine, contre les puissances islamiques. Dans tous les cas, l’absence du roi de son royaume est une expérience inédite. Aucun roi de France n’est resté si longtemps hors de son royaume. Et il est le seul à mourir « en martyr » en dehors du territoire, en terre « infidèle ».
Fabien Mazel constate que dès les années 1280, malgré les échecs militaires et diplomatiques de Saint-Louis, sa double aventure orientale lui vaut une renommée singulière voire mondiale.
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Au final, le choix éditorial de consacrer un court article (4-5 pages) à chaque évènement historique, oblige les auteurs à synthétiser leur analyse. De fait, ces brefs articles, sortes de coups de projecteurs sont une formidable invitation pour le lecteur à poursuivre sa découverte de l’histoire (mondiale) de France, au travers d’autres sources.
J’ai mis en exergue une photo de la « Dame de Brassempouy » à laquelle un article de l’ouvrage est consacré. C’est la plus ancienne représentation conservée au monde d’un visage humain sculpté, vieille de 23 000 ans avant J-C, découverte à Brassempouy, dans les Landes en 1894 et tellement émouvante…
J’ai lu Un garçon sur le pas de la porte (titre original : Redhead by the Side of the Road) d’Anne Tyler, la romancière américaine, grâce à mon professeur d’anglais qui me l’a fait découvrir. Le roman est traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cyrielle Ayakatsikas. Auteure de nombreux romans, Anne Tyler, récompensée par le Prix Pulitzer, finaliste du Booker Prize, est une écrivaine majeure de la littérature américaine.
Micah Mortimer, le personnage principal du roman, est un homme d’une quarantaine d’années qui mène une vie routinière et que certains pourraient qualifier de « loser ». Malgré des études en informatique à l’université et des ambitions légitimes quand il était jeune, sa situation professionnelle est sans éclat. Il est le patron et seul salarié d’une petite entreprise de dépannage informatique « TECHNO CRACK » qu’il a créée. En même temps, suite à un arrangement avec un client propriétaire d’une petite résidence, il assure le gardiennage de la résidence et y est logé gracieusement. Sur le plan personnel, Micah a une relation avec Cassia Slade, une institutrice, avec qui il se sent bien. Mais ils ne vivent pas ensemble car les expériences passées de Micah l’ont convaincu que la vie à deux était trop compliquée.
Micah est un homme simple et honnête qui ne se paie pas de mots. En raison de son activité professionnelle, il a l’habitude des contacts humains (il doit échanger avec ses clients pour comprendre leurs problèmes, leurs besoins,…) et a appris à avoir le comportement adapté. Mais, d’un caractère direct, il a parfois du mal à comprendre la complexité des relations humaines.
Il semble s’être installé dans une sorte de renoncement : renoncement à rechercher une situation professionnelle mieux en rapport avec ses capacités, renoncement à s’engager avec Cassia dans une vie de couple avec, pourquoi pas, des enfants.
Un évènement imprévu va bouleverser sa vie bien ordonnée et l’amener à s’interroger sur lui-même, ses choix et à se remettre en question.
En rentrant de son immuable jogging matinal, il va trouver devant chez lui, un jeune homme, Brink, qui l’attend et lui dit être le fils de Lorna, une ancienne girlfriend qu’il a connu lorsqu’il était étudiant. Un peu surpris mais bienveillant, Micah, va l’inviter à boire un café, pour comprendre cette singulière visite.
En fait, le roman, raconte les soucis et joies partagés par les gens ordinaires, et même, par tout le monde : les incompréhensions au sein du couple, l’éducation des enfants, l’entrée difficile des jeunes gens dans le monde adulte, la vie de famille, faire des choix pour diriger sa vie…
Anne Tyler raconte ce monde familier et banal, avec beaucoup de finesse et un art consommé de l’écriture. Un grand nombre de détails recréent les impressions, les émotions de la vie et apportent de la profondeur au récit. L’originalité du roman réside dans la simplicité et la proximité des personnages. Ils n’avancent pas masqués et ne prétendent pas être ce qu’ils ne sont pas. C’est rafraîchissant.
Un soir au paradis est un recueil de vingt-deux nouvelles de Lucia Berlin (1936-2004), traduites de l’anglais (Etats-Unis) par Valérie Mafoy. Je ne les ai pas toutes également aimées mais je me suis laissée, peu à peu, prendre par la vérité et la justesse de ces instantanés de vie. Lucia Berlin excelle dans l’art de rendre précieux, les moments du quotidien.
Pourtant, certains de ses personnages, parfois dépendants de l’alcool ou de la drogue ont souvent une existence compliquée, difficile. D’autres, des femmes au foyer qui ne travaillent pas, s’interrogent subtilement sur leur vie passive, dévouée à leur mari et à leurs enfants. Parfois, il y a de l’argent, beaucoup; parfois moins. La plupart des nouvelles se situent au Chili, au Mexique ou dans l’Etat du Nouveau-Mexique (Etats-Unis) où Lucia Berlin a vécu. Les nouvelles sont d’inspiration autobiographique d’après les commentaires lus sur son oeuvre.
La beauté des lieux et de la nature est très présente. Lucia Berlin les peint dans un style simple, fluide, imagé, avec une pointe de poésie. Les personnages principaux, essentiellement des femmes, malgré leur vie chaotique, ont de l’énergie. Elles vont vers les autres, dans des maisons ouvertes sur l’extérieur, avec des amis nouveaux, des rencontres, des enfants…Toute cette animation créée quand même de l’optimisme. L’auteur sait saisir les moments furtifs de plénitude où l’on est en harmonie avec ce qui nous entoure et soi-même. Voici deux extraits:
« Matt et elle, jouèrent au ballon, à la balançoire, sur le tas de sable. A treize heures, elle étala le plaid pour le pique-nique. Ils dévorèrent des sandwiches, offrirent des cookies aux badauds. Ensuite, au début, il ne voulut pas dormir, même avec sa propre couverture et son propre oreiller. Mais elle lui chanta une chanson. « She is my Texarkana baby and I love her like a doll, her ma she came from Texas and her Pa from Akansas ». Inlassablement jusqu’à ce qu’enfin il s’endorme et elle aussi. Ils dormirent longtemps. Quand, elle se réveilla, elle prit peur au début parce qu’elle avait ouvert les yeux sur les fleurs roses contre le bleu du ciel« . ( Un soir au paradis, pages 171-172 ).
« On a un film de l’après-midi où on a connu Casey. Nathan avait appris à nager dans le fossé la veille, et il voulait qu’on garde une trace. C’était la deuxième belle journée d’été. J’étais allongée sur le plaid, à surveiller les enfants, à écouter les corneilles, à regarder les libellules à travers le zoom. Des dizaines de libellules d’un étonnant bleu fluo, avec le soleil d’un bleu plus pâle à travers les entrelacs de leurs ailes, filant, restant en suspens, lapis lazuli rasant les eaux vertes« . ( Ma vie est un livre ouvert, pages 219-220 ).
Mes nouvelles préférées sont: La maison en adobe avec le toit de zinc, Un soir au paradis, La Barca de la Ilusion, Ma vie est un livre ouvert, Les épouses, Noël 1974, Le gardien de mon frère.
Collection Folio – Edition Gallimard – Impression janvier 2021
Le tour du malheur se déroule pendant la première guerre mondiale et le début des années 1920, en France. Richard Dalleau, un jeune homme impatient de vivre est le personnage central du livre. Outre La fontaine Médicis et L’affaire Bernan, le roman comporte deux autres volumes: Les lauriers roses et L’homme de plâtre. Joseph Kessel fait partie de ces auteurs qui également hommes d’action ont eu une vie bien remplie, audacieuse, aventureuse : engagé volontaire dans l’armée française pendant la première guerre mondiale, dans les Forces aériennes françaises libres pendant la deuxième guerre mondiale, journaliste, grand reporter, romancier, élu à l’Académie française…Le tour du malheur est considéré comme une des ses œuvres majeures. Dans l’avant-propos, Kessel révèle que le roman longuement muri « …devait être une nécessité intérieure, ma forme de vérité ». On comprend qu’il y livre des choses très personnelles et de fait, Richard Dalleau, le personnage principal semble proche de lui par bien des points.
Je dois avouer que c’est le premier roman de Joseph Kessel que je lis. Je n’avais pas eu de curiosité auparavant pour son œuvre.
Richard Dalleau, est un jeune homme plein d’appétit de vivre, d’énergie et d’ambition. Il vit dans une famille unie et aimante. Daniel, son frère cadet l’admire sans réserve. Son père, médecin de famille soigne des gens de condition modeste. Sa mère, s’occupe du foyer et veille sur la santé de son mari. Les deux, sont des personnes désintéressées et passionnées de savoir. Leur attachement aux valeurs simples qu’ils mettent en œuvre au quotidien et la solidité de leur foyer suffisent à donner un sens à leur existence. Richard malgré l’amour qu’il porte à ses parents, ne veut pas se contenter de cette vie simple et intègre. Il veut le succès, l’argent, une belle vie brillante.
A l’université, il se lie d’amitié avec Etienne Bernan, un jeune homme sensible et talentueux, amoureux des livres. Il est le fils de Jean Bernan, directeur de cabinet du ministre de l’intérieur. En approchant la famille d’Etienne, Richard découvre que dans ce milieu, les personnes mettent toute leur intelligence et leur subtilité, au seul service de leurs ambitions personnelles, pour se maintenir au sommet de la pyramide sociale. Etienne rejette radicalement son père, sa mère et leur monde. Il est séduit par les discours nihilistes de personnages de Dostoïevski.
Richard et Etienne, ces deux jeunes hommes, décident de s’engager pour combattre dans l’armée française. Leur engagement n’a pas le même sens. Acte romantique et généreux pour Richard, qui se veut héroïque et utile à son pays ; acte désespéré de révolte contre ses parents, pour Etienne, pacifiste convaincu.
Joseph Kessel décrit les liens très forts qui se nouent entre les soldats face à l’horreur de la guerre. Il montre aussi leur rébellion contre les ordres stupides et insensés de certains officiers au risque d’être exécutés pour mutinerie.
Au retour de la guerre, Richard choisit d’être avocat. Il devient le défenseur d’Etienne dans un procès très médiatique. Richard doit définir une stratégie de défense, pour obtenir l’acquittement d’Etienne, mais aussi, les deux étant inextricablement liés, pour lancer sa carrière d’avocat, en cas de succès. Et sera-t-il prêt à utiliser des arguments de défense contraires à l’éthique de son métier et aux valeurs inculquées par ses parents? Car c’est là, le grand thème du roman et sa colonne vertébrale. Est-il possible d’obtenir le succès, l’argent, l’influence, sans perdre un peu de son intégrité ? Kessel revient longuement sur ce dilemme, sans hypocrisie, sans fard, tout le long du roman.
Voici une illustration: lors du réveillon de fin d’année du 31 décembre 1921, en pleine préparation du procès, Richard déclare à son père :
– L’heure vient. C’est « mon année » qui approche…Je l’aurai à tout prix.
– Pourquoi dis-tu « à tout prix », Richard? demanda le docteur. Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Tu es un animal moral et tu n’y peux rien.
– Je suis né pour vivre ma vie dit Richard. Pages 557-558
En répondant à son père « Je suis né pour vivre ma vie », Richard affirme sa volonté de faire sa place dans le monde, quel qu’en soit le prix.
Par delà, Kessel, peint le tableau d’une certaine société parisienne qui s’abîme dans les excès, plaisirs, trafics, drogues, jeux, paris,… Des jeunes filles sont entretenues par des hommes…Les personnages avancent dans leur vie d’adulte et tous ne sont pas pareillement armés pour le combat de la vie. Une sorte d’inquiétude lourde, sourd dans le roman qui contraste avec l’enthousiasme et l’énergie du jeune Richard. Kessel exhibe sous nos yeux un monde qu’il a peut-être croisé ou connu au cours de sa vie pleine et aventureuse.
Les Voix du Pamano est un roman en langue catalane de Jaume Cabré, publié en 2004. Il a été traduit en français par Bernard Lesfargues.
Le récit se déroule en Catalogne à Torena, un village des Pyrénées à proximité de la frontière française, sur une période qui court de la guerre civile espagnole au début des années 2000. La neige, le froid, la montagne sont très présents dans le roman. Cela créée une atmosphère particulière et le lecteur ressent presque physiquement la vivacité du froid, le silence de la neige et la beauté sauvage des Pyrénées.
La guerre civile espagnole et la guérilla des maquisards catalans contre le gouvernement franquiste, pendant la seconde guerre mondiale, sont au centre du roman, avec leur cortège d’horreurs et d’injustices. En inscrivant son récit dans cette période, l’auteur nous rappelle qu’il y a des moments dramatiques de l’histoire où il faut s’engager et choisir son camp. Malheur à ceux qui par faiblesse ou impuissance n’ont pas le courage de faire le bon choix moral. Le roman aborde des sujets graves comme la haine, la vengeance et son absurdité, l’héroïsme, la lâcheté…
Jaume Cabré nous raconte l’histoire de deux femmes. L’une, Elisenda est la puissante héritière d’une vieille famille catalane. Elle est enfermée dans le passé, la vengeance et le souvenir de son amour pour l’instituteur Oriol Fontelles, décédé en 1944. Connu comme un proche du maire phalangiste de Torena, Oriol Fontelles est en réalité, secrètement, un maquisard. L’autre femme, Tina, institutrice à Torena bien des années après, s’est lancée dans une croisade pour réhabiliter Oriol. Elle a découvert dans l’ancienne école de Torena, un texte écrit par Oriol avant sa mort, à l’intention de sa fille où il lui explique qu’il n’est pas le phalangiste honteux qu’on lui a dit. Tina veut remettre le cahier d’Oriol à sa fille pour rétablir la vérité sur son père, ce héros.
Les volontés d’Elisenda et de Tina vont se heurter car elles poursuivent des buts opposés. Elisenda, du côté du pouvoir franquiste, a depuis très longtemps, un autre projet pour la mémoire d’Oriol.
Le roman est féministe car ces deux femmes sont audacieuses et libres dans leur tête. Mais, si Tina est très humaine et sincère, Elisenda est sans aucun scrupule et son intelligence et sa beauté, n’y changent rien. Son obsession de vengeance, son amour éternel pour Oriol, en font un personnage finalement un peu caricatural et assez improbable.
La construction chronologique du roman est un peu déroutante. Jaume Cabré fait sans arrêt des allers-retours entre les différentes périodes du récit ce qui demande au début un peu d’attention de la part du lecteur car l’auteur ne ménage aucune transition pour l’informer qu’il vient de changer d’époque.
Le Pamano est la rivière du village de Torena. L’auteur, avec mélancolie et poésie, révèle la signification du titre du roman Les voix du Pamano (pages 353 et 354) :
- Maintenant, j'entends le Pamano, dit Oriol. - Le Pamano, on ne peut l'entendre de Torena - Eh bien, moi je l'entends. - Un silence : pas toi? [...] - C'est que les personnes âgées de Torena, les grands-parents, quand j'étais jeune, disaient que... - Qu'est-ce qu'ils disaient ? - Non, ils disaient que seuls l'entendent ceux qui vont mourir. - Nous devons tous mourir, répondit Oriol, mal à l'aise. - On l'appelle la rivière aux mille noms, dit Ventura pour déchirer l'écran qui s'était installé entre eux - Pourquoi, mille noms? - Il commence par prendre celui de la montagne qui l'alimente et on l'appelle le Pamano. Plus bas on l'appelle Bernui et passé Bernui, on l'appelle la rivière d'Altron, il change de voix et de goût. Les truites, ont la chair différente, pas aussi douce, pas aussi goûteuse que la chair de cellles qu'on pêche dans le Pamano. Ventura tira profondément sur sa cigarette. Il était loin. Il regardait droit devant lui, dans la direction de la Torreta de l'Orri, mais il était en train de pêcher au bord du Pamamo.
Naguib Mahfouz est un écrivain égyptien de langue arabe né en 1911 au Caire où il est décédé en 2006. Son œuvre la plus connue est La Trilogie du Caire (1956-1957) qui réunit Impasse des deux palais, Le palais du désir et Le jardin du passé. Les trois romans furent traduits par Philippe Vigreux et publiés en France en 1987, 1988 et 1989. Esprit libre, Naguib Mahfouz est un des pionniers du roman arabe. Il a reçu le Prix Nobel de littérature en 1988.
La Trilogie du Caire conte l’histoire d’une famille du Caire, de la fin de la première guerre mondiale jusqu’à la chute de la monarchie égyptienne, en 1952. La fresque familiale est étroitement liée aux évènements politiques qui marquent l’histoire de l’Egypte, sur la période. Cette fresque est comparée à La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï ou aux Buddenbroock de Thomas Mann.
Impasse des deux palais est le premier roman de La Trilogie. Il se situe à la fin de la première guerre mondiale et au commencement de la lutte des égyptiens pour l’indépendance de leur pays, occupé par la Grande Bretagne. Le roman débute avec la présentation de la famille d’Ahmed Abd el-Gawwad, un commerçant aisé du Caire. Ahmed est un tyran domestique qui règne en maître absolu sur sa femme et ses cinq enfants. Il attend d’eux une totale soumission. Musulman, respectant strictement les préceptes de sa religion, il est très attaché aux signes extérieurs de respectabilité. Mais qu’il soit un pieux musulman, ne l’empêche pas d’être aussi un amoureux des plaisirs qui passe toutes ses soirées, sans exception, avec un groupe d’amis fidèles, buvant du vin et s’amusant en compagnie de femmes. Ahmed ne voit aucune contradiction entre son goût pour les jouissances de la vie et sa foi religieuse. Selon lui, Allah connait la sincérité de sa foi et sa miséricorde est infinie! De plus, il montre un visage différent selon qu’il est dans sa famille ou dans son cercle d’amis. Dans sa famille, il affiche toujours un visage sévère et digne, pour rappeler qui est le maître alors qu’avec ses amis, il est souriant, spirituel, affable et sa compagnie recherchée!
Ahmed est marié avec Amina. Amina appelle son mari « maître » et « monsieur » et ne l’affronte jamais. C’est une femme douce, sincère, très pieuse dont la foi emprunte souvent à la superstition, toute entière dévouée à sa famille et à la tenue de son foyer. Fille de cheickh, élevée dans le respect de la tradition, elle ne se révolte pas. Son mari lui interdit de sortir de chez elle, sans lui. Elle ne connait la ville qu’au travers du moucharabieh et du haut de sa terrasse. Naguib Mahfouz dit d’elle qu’elle ne connaissait rien du monde. « Cette terrasse, avec son petit peuple de poules et de pigeons, son treillis de verdure, était son monde merveilleux et cher, son lieu de distraction favori au sein de cet univers dont elle ne connaissait rien.[…] Elle était ravie au plus haut point par le paysage des minarets qui s’élançaient vers le ciel en emportant si loin l’imagination. Il en était de si proches qu’elle en pouvait clairement distinguer les lampes et le croissant, tels ceux de Qualawun ou de Barquq. D’autres, à mi distance lui paraissait une pépinière indifférenciée, tels ceux d’al-hussein, d’al-Ghuri et d’al-Azhar. Quant au troisième plan, c’était celui des horizons lointains, où les minarets prenaient figure de spectres comme ceux de la Citadelle et d’al-Rifaï. […] Quel était-il ce monde dont elle n’avait jamais vu que les minarets et les terrasses? Un quart de siècle l’avait tenue prisonnière de ces murs, de cette maison qu’elle ne quittait qu’à intervalles éloignés pour rendre visite à sa mère dans le quartier d’al-Khoranfish. Chaque fois, son mari l’y accompagnait en calèche, car il ne supportait pas que le moindre regard se pose sur sa femme. » Pages 76-77.
Mais, le despotisme d’Ahmed, sa conception névrotique de la sexualité et la soumission absolue d’Amina ne sont pas forcément représentatifs de la société de l’époque. Les amis d’Ahmed n’imposent pas le même enfermement à leur femme. D’autres femmes ne tolèrent pas ce qu’accepte Amina et se révoltent. Hanniya, la première femme d’Ahmed et mère de Yasine, a refusé la tyrannie de son mari et a quitté le domicile conjugal. Elle s’est ensuite remariée plusieurs fois, ce qui a d’ailleurs fait scandale. Zanaïb, la jeune épouse de Yasine, terriblement humiliée parce que ce dernier l’a trompée avec une domestique, quitte également le domicile de son mari. Son père, un ami très proche d’Ahmed, demande et obtient immédiatement, le divorce pour sa fille.
Les quatre enfants d’Ahmed et Amina – Khadija, Fahmi, Aïsha et Kamal – et Yassine né du premier mariage d’Ahmed avec Haniyyah, vivent dans la maison familiale. L’on découvre la personnalité de chacun. Yasine aime les femmes et l’alcool mais ne sait pas comme son père, fixer des limites à ses excès. Khadija est une forte personnalité qui n’a pas peur de parler sans détours. Fahmi, étudiant brillant, idéaliste et pur, veut agir pour l’indépendance de son pays. Aïsha est belle et séduisante. Kamal, le dernier, écolier, bon élève, plein de joie de vivre est impatient de découvrir le monde.
Malgré le despotisme d’Ahmed, il y a de la chaleur, de l’affection, des rires, au sein de la famille. Les frères et sœurs ont beaucoup de tendresse les uns pour les autres et pour leur mère bien-sûr. Le matin, le petit déjeuner autour du café est un moment important où ils se retrouvent, plaisantent, se chamaillent et discutent.
Naguib Mahfouz dépeint une société où la religion et le conformisme social sont très présents. Il faut un certain temps au lecteur français pour pénétrer dans cet univers si éloigné du sien. Au final, l’auteur montre une société décadente, en fin de vie, qui va changer. Après une exposition un peu lente et la présentation des personnages, les évènements s’accélèrent dans la seconde partie du roman, avec les mariages d’Aïsha, Yasine et Khadija, l’engagement de Fahmi pour l’indépendance de l’Egypte. Les fils du récit se nouent peu à peu, chaque personnage avançant sur le chemin de sa vie. Le lecteur pressent que l’existence des enfants d’Ahmed et Amina sera différente de celle de leurs parents.
L’écriture de Naguib Mahfouz est d’une grande sensibilité et poésie (supra, extrait pages 76-77). Il s’attache à dépeindre ses personnages, en usant de plein de détours, afin que rien n’échappe au lecteur, de leur être le plus intime.
Pour conclure, Jamal Chehayed, écrit dans la préface de l’édition Pochothèque : « Le thème central de La Trilogie, c’est celui de la métamorphose des sociétés et des hommes. » J’en déduis qu’il faut lire les trois romans de La Trilogie et suivre ses personnages tout le long d’un demi-siècle de bouleversement de la société égytienne, pour pleinement comprendre la cohérence de l’œuvre et l’intention de l’auteur. Ce n’est pas ce que j’ai fait, car les trois romans font quand-même 1340 pages! J’ai bien prévu de lire les deux derniers romans, mais un peu plus tard!
Frère d’âme est un roman lyrique et poétique de David Diop, écrivain et enseignant chercheur à l’université de Pau et des pays de l’Adour. Le romancier a passé une partie de son enfance au Sénégal. Frère d’âme a reçu plusieurs prix littéraires dont le prix Goncourt des lycéens en 2018 et le prix international Man-Booker en 2021, dans la traduction anglaise d’Anna Moshovakis. David Diop est le premier écrivain français à recevoir ce prix prestigieux.
Frère d’âme est une histoire d’amitié entre deux tirailleurs sénégalais, amis d’enfance, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, soldats de l’armée française, dans les tranchées de la première guerre mondiale. Cette histoire d’amitié est presque une histoire d’amour tant la guerre et la mort unissent encore plus fort les deux amis d’enfance. La première partie du roman raconte la mort de Mademba, « mon plus que frère » comme l’appelle Alfa, et les horreurs de la guerre. Alfa ne se pardonne pas d’avoir laissé son ami Mademba « mourir les yeux pleins de larmes, la main tremblante, occupé à chercher dans la boue du champ de bataille, ses entrailles à l’air ». Alfa aurait dû achever Mademba, comme celui-ci l’en suppliait. Il ne l’a pas achevé car tuer un être humain est contraire « …aux lois humaines, aux lois de nos ancêtres… ». Depuis, Alfa, a compris qu’il devait penser par lui-même et qu’il n’écouterait plus « la voix du devoir, la voix qui ordonne, la voix qui impose la voie ». Cette première partie est la longue plainte d’Alfa, sur la perte de son ami, Mademba, son « plus que frère ». Les phrases ont des tournures naïves, poétiques, un peu archaïques avec l’emploi d’épithètes que l’on pourrait qualifier d’homériques. Alfa nomme toujours Mademba, « mon plus que frère », les soldats allemands « l’ennemi aux yeux bleus » ou « les ennemis aux yeux bleus jumeaux », son père « ce vieil homme ». « Par la vérité de Dieu » débute et scande, tel un leitmotiv, de nombreuses phrases. La lecture de l’inhumanité et de l’injustice de la guerre est parfois lourde à supporter pour le lecteur. D’ailleurs, David Diop, ne discourt pas contre l’inanité de la guerre, la douleur insupportable qui sourd du roman en est une condamnation bien plus radicale.
Pareillement, l’auteur montre mais sans en discourir, les peurs et les incompréhensions, nées des différences de culture et de développement entre les peuples et de leurs méconnaissances mutuelles. Le capitaine français qui flatte et encourage la bravoure du guerrier Alfa est aussi effrayé de sa « sauvagerie », contraire aux règles de la guerre « civilisée ». « L’épaisseur de mon corps, sa force surabondante ne peuvent signifier dans l’esprit des autres que le combat, la lutte, la guerre, la violence et la mort. Mon corps m’accuse à mon corps défendant. Mais pourquoi l’épaisseur de mon corps et sa force surabondante ne pourraient aussi pas signifier aussi la paix, la tranquillité et la sérénité?«
Dans la seconde partie du roman, Alfa est envoyé en permission, à l’arrière, car son comportement, depuis la mort de Mademba, effraie. Comme il ne parle pas français, il dessine, pour communiquer et parler de lui et de sa vie. Le récit de son enfance et de sa jeunesse en Afrique est écrit dans une langue pleine de beauté, comme l’est tout le livre, d’ailleurs. La très jeune mère d’Alfa, a quitté son fils âgé de 9 ans et son vieux mari, pour retrouver son propre père et ses frères qu’elle n’a pas vus depuis deux ans. Elle dépérissait de leur absence. La mère d’Alfa ne reviendra pas au village, certainement enlevée par des cavaliers maures, des négriers. Alors, Mademba demande à sa mère d’adopter son ami Alfa et de l’élever, dans leur maison, comme son propre fils. L’absence de sa mère restera une blessure pour Alfa. A la différence de Mademba, il n’aura pas de facilités à étudier et n’apprendra pas le français. « J’ai compris que le souvenir de ma mère figeait toute la surface de mon esprit, dure comme la carapace d’une tortue. Je sais, j’ai compris qu’il n’y avait sous cette carapace que le vide de l’attente. Par la vérité de Dieu, la place du savoir était déjà prise. »
La toute fin du roman devient un peu elliptique et onirique, Alfa commençant à perdre la raison. Pour conclure, j’aime beaucoup les citations que David Diop met en exergue de son livre:
« Nous nous embrassions par nos noms ». Montaigne, « De l’amitié », Essais, Livre 1 « Qui pense trahit ». Pascal Quignard, Mourir de penser « Je suis deux voix simultanées. L’une s’éloigne et l’autre croît ». Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë
En choisissant ces citations, l’auteur veut peut-être nous dire que des hommes sont amenés à s’éloigner de la pensée et des valeurs de leurs parents et de leurs grand-parents. Ce faisant, ils ont la tristesse de les trahir, mais en même temps, comme Alfa, ils décident de penser par eux-mêmes et de ne plus obéir à « la voix qui impose la voie ».